Lorsque le législateur a voulu réglementer le droit de propriété, il n’a pas prévu toutes les modalités que ce droit revêtirait dans l’avenir. C’est ainsi qu’il a dû légiférer spécialement au sujet de la propriété littéraire et artistique.
Mais a-t-il eu l’intention de protéger le droit que possède une collectivité - une commune par exemple - sur ce qui constitue son histoire locale, lent produit de l’activité séculaire des êtres qui la composent et la perpétuent ? Peut-on considérer qu’il existe au profit de cette collectivité une « propriété historique » dont elle est la défense et la sauvegarde ?
C’est ce que vous direz en répondant à la question qu’avec l’assentiment de Monsieur le Bâtonnier je soumets à vos méditations :
« Un auteur a publié un ouvrage dans lequel il met en scène un personnage historique dont s’honore une commune. Celle-ci, estimant que le portrait fait par l’auteur n’est pas conforme à la vérité historique et qu’il défigure le héros choisi, peut-elle intenter contre l’écrivain une action en dommages-intérêts ? »
L’ouvrage attaqué a eu pour but de glorifier un héros connu. Mais son auteur, préférant sans doute le charme des fantaisies de l’imagination à la rigidité de l’exactitude historique, a volontairement altéré certains actes de son personnage, modifié le milieu dans lequel il a vécu, ou encore l’origine et le caractère de ce héros. Sa pensée n’était pas de nuire à la mémoire de celui-ci ; il voulait, au contraire, divulguer son histoire sous une forme romanesque pour la rendre plus attachante.
Malheureusement, le procédé déplut aux concitoyens de ce dernier. Les libertés prises par son historien leur parurent excessives, l’émotion collective fut telle que le conseil municipal se réunit solennellement pour protester au nom de la commune tout entière ; cette protestation étant restée sans effet, la commune a assigné en paiement de dommages-intérêts l’écrivain trop fantaisiste à son gré. Accueillerez-vous sa demande ?
Le demandeur vous dit : c’est pour nous un devoir impérieux de défendre scrupuleusement notre histoire locale. Héritiers du patrimoine qu’ont créé nos devanciers, nous devons en rester les gardiens assidus. Ce devoir s’impose à notre reconnaissance avec d’autant plus de force qu’il s’agit d’une des plus grandes figures qui honorent notre ville et grandissent sa renommée. Or, la création qu’en a faite l’écrivain, loin d’être conforme à la réalité, n’est qu’une pure fiction dénuée de toutes bases historiques. Elle constitue une grave atteinte à la véritable physionomie de notre concitoyen. La diffusion d’un tel portrait est de nature à porter le plus sérieux préjudice aussi bien à sa mémoire qu’à la commune chargée de la sauvegarder.
Ce préjudice peut s’aggraver encore du fait, qu’ajoutant à la publicité de l’ouvrage, la cinématographie s’est emparée du personnage et en diffuse à travers le monde le portrait défiguré qu’en a fait l’écrivain.
Nous voulons éviter une telle divulgation, parce que ce portrait inexact diminue celui qui en est l’objet. Nous voulons faire rétablir la vérité historique.
Prétention excessive, répondront peut-être les défendeurs ; prétention étrange même.
Qu’est-ce que ce droit de propriété que vous – collectivité – vous prétendez avoir sur votre « histoire locale » ? L’Histoire n’est-elle qu’un agrégat de souvenirs et peut-elle faire l’objet d’un droit de propriété ?
A supposer même que ce droit puisse exister, à qui appartient-il ? Ce que vous appelez les pages de votre histoire locale ne fait-il pas partie de l’histoire de tout le pays ? Ces faits historiques, ce héros dont vous revendiquez la défense et la propriété exclusive, n’appartiennent-ils pas au même titre à la nation tout entière, dépositaire comme vous-même, sinon plus que vous-même, des traditions, des hauts faits et des souvenirs qui constituent son histoire ?
Au surplus, le problème est plus épineux et plus vaste à la fois qu’il n’apparaît au premier examen. Il englobe celui de savoir si l’écrivain possède ou non le droit d’adapter les faits ou les personnages de l’Histoire aux libres créations de son imagination.
C’est le procès de tous les ouvrages d’imagination qui vous est soumis. C’est plus spécialement celui de tous les romanciers historiques qui est porté devant vous. Vous direz s’il faut approuver ou condamner Mérimée et Alexandre Dumas.
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